Pourquoi j’ai donné un nom à mon journal —

Walk on the cliff Claude Monet Chicago

Promenade sur la falaise, Claude Monet, 1882 — Art Institute of Chicago


Je voudrais crier (…) : laissez-moi tranquille! (…) Laissez-moi partir, loin de tout, loin du monde! Tout le monde me trouve prétentieuse quand je parle, ridicule quand je me tais, insolente quand je réponds, roublarde quand j’ai une bonne idée, paresseuse quand je suis fatiguée, égoïste quand je mange une bouchée de trop, bête, lâche, calculatrice, etc., etc. Toute la journée j’entends dire que je suis une gosse insupportable, et même si je ris et fait semblant de m’en moquer, ça me fait de la peine, et je voudrais demander à Dieu de me donner une autre nature qui ne provoquerait pas l’hostilité des gens.” ¹ 

On vient au monde en cherchant dans le visage des autres la connexion dont laquelle toute confiance saine dépend. Un bébé, même à nu, a besoin du sentiment d’appartenance, qu’il trouve en général dans le sourire de sa mère. En grandissant pourtant, l’abysse se creuse entre les gens. Le vêtement devient: déguisement dans le meilleur des cas, uniforme dans les plus tristes. Et de ces “sauvages” qu’on juge extrêmes, je crois qu’ils disent simplement: moi aussi, j’existe

Pourtant, on dirait qu’avant même d’avoir fait nos premiers pas, une sorte de Big Brother machiavélique nous murmure à l’oreille: échec et mat. La vie est un questionnaire à choix multiples et tu ne corresponds à aucune des cases. 


L’épicurienne

Après être restée un an à vivre dans la clandestinité, dans un hangar sombre et humide, Anne Frank écrivait:  “Le matin au lever (…) je bondis de mon lit (…) je vais à la fenêtre, je soulève le camouflage et renifle à l’entrebâillement jusqu’à ce que je sente un peu d’air frais et me réveille. (…) Sais-tu comment maman m’appelle dans ces moments-là? Une épicurienne. Un drôle de mot, tu ne trouves pas?” ² 

Il faudrait vivre chaque moment comme des instants volés. 

Il y a une connotation puérile à la notion de journal intime. C’est injuste, peut-être, mais c’est aussi ce qui m’attire tant à y trouver refuge. Les souvenirs d’une enfance dorée que je respire encore entre les pages. Ce sentiment d’être à la maison, peu importe où je me trouve. Ce sentiment, comme elle, que quelques instants volés à écrire suffisent pour reprendre goût à la vie. 

Solitude

13 ans. Je pensais à Anne Frank et à son journal. On venait de m’acheter une guitare. La maison avait un jardin qui donnait sur la campagne. Mon frère avait quitté la maison et je ne savais trop que faire de ce moi qui, bientôt, occuperait toutes les attentions. Alors je restais là-haut, dans les nuages et j’écrivais.


Un bel après-midi de printemps, je marchais pieds nus jusqu’au village. Le livre à la main, un bâton dans l’autre, je m’amusais à faire peur aux sauterelles. Soudain, un cri aigu perça le silence. Très haut dans le ciel, une buse survolait la plaine. Elle poussait ses cris de guerre, tandis que j’ouvrais les bras en courant. 

Au bout du chemin, je refermai mes ailes et à bout de souffle, poussai des cris de victoire. Regardant à gauche, puis à droite, je scrutai un instant les environs déserts. Soudain, je réalisai.

Me voilà donc arrivée au point de départ de ce journal: je n’ai pas d’amie.” disait-elle. 

Des camarades de classe, une famille, oui. Mais moi non plus, je n’avais personne à qui raconter mes secrets au coucher de soleil, ou à emmener avec moi visiter les plus beaux endroits de la Terre. Personne avec qui être réellement sincère. 

C’est là la raison d’être de ce journal. Afin de mieux évoquer l’image que je me fais d’une amie longuement attendue, je ne veux pas me limiter à de simple faits, comme le font tant d’autres mais je désire que ce journal personnifie l’Amie. Et cette amie s’appellera Kitty.” ³
 

Kitty... Intéressant. Ce soir-là, au coucher du soleil, alors que les buses avaient déjà disparues, je me suis assise dans les hautes herbes et, sous le vent balayant la colline, j’ai écrit… Longtemps. Puis j’ai serré le carnet contre ma poitrine et baignée de lumière, je me suis endormie. Treize ans, donc, moi aussi. Et cette amie, j’avais décidé de l’appeler Lidy.

Libres


Il existe un endroit, Lidy, où toi et moi nous serons libres. 

Tu entends comme ce mot résonne? Libres… C’est comme mettre un coquillage à son oreille, on peut entendre le bruit d’une vie qui nous appelle. Nous serons libres de nous taire ou de tout dire, d’adorer le monde ou de le maudire. Libres d’aimer qui on veut, tout avouer… 

Mais imagine ! Imagine comme la vie doit être simple quand on a le droit de pleurer…

Je suis fatiguée de ce temps où être soi-même est insuffisant. Je suis écœurée de tenir compte, jour après jour, des plaintes d’une fille ordinaire qui ne cesse de pleurer sur un sort qui l’a pourtant choyée. 

Être heureux ne veut plus rien dire, il faut se taire. Recueillir. 

Je veux simplement vivre… Je veux guérir. 

Je prendrai tout de l’existence, donc: bon, mauvais, indigne ou…parfait. Tout. Du moment que c’est bien moi qui le vis et que nous, Lidy, on l’écrit. 

[Vrai extrait de mon journal de l’époque] 

L’Amie

Ça fait vingt ans. Elle ne m’a jamais quittée depuis. Et toutes les fois où j’entendais “Mais, elle est où, Eva?” je souriais intérieurement. Qui aurait pu comprendre? À l’époque, je me cachais sous la table à Noël, j’écrivais des histoires. À la vingtaine, je m’asseyais dans les cages d’escalier, les soirs de fête, pour lui raconter que je me sentais cloche et que je voulais m’en aller. Maintenant, à trente ans, loin sur les plages, je ne fais que ça: écrire, et je la retrouve en rêvant encore du mot libre. —


¹ , ² , ³ : Anne Frank, Journal, (1947) — Traduit du néerlandais.


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