Ce dont les femmes parlent entre elles
N’en déplaisent à ces messieurs, de leurs mères —
Quelques fois, je m’arrête de faire ce que je suis en train de faire juste pour la regarder. Elle est belle. C’est une femme qui avec l’âge est restée belle. Et je la vois défaire sa pince tandis que ses cheveux descendent en cascade sur son dos et je repense à la chanson:
“I am my mother's savage daughter (…)
I will not cut my hair
I will not lower my voice” ¹
(Je suis l’enfant sauvage de ma mère, je ne me couperai pas les cheveux, je ne baisserai pas la voix)
Mêmes yeux, même bouche, mêmes cheveux. Et cette fossette au coin de la joue gauche et cette capacité à déstabiliser un homme et la ride précoce qu’on creuse entre les sourcils, au fil des épreuves. Je suis l’enfant sauvage de ma mère, ça ne fait aucun doute. Alors pourquoi ai-je été si cruelle avec elle?
L’oracle
Octobre 2018 — À la bibliothèque.
[Extrait de mon journal:] “Je n’arrive pas à continuer. C’est terrifiant. C’est comme si ce livre était un oracle de ma vie. Tout y est: le mal-être, la boulimie, l’envie de me faire du mal, de m’affamer, m’affamer jusqu’à disparaître. Les pires choses que je n’ose pas m’avouer. (…) J’ai peur. Le bureau du Dr. Matthieu est fermé, je n’ai nulle part où aller. La seule chose que je sais? Je ne peux pas rentrer.”
Le livre m’était tombé dessus par hasard. J’étais debout, dans les allées, je ne cherchais rien. Il est juste apparu devant moi — Mères-filles: une relation à trois. ¹ Je me suis dit que ça ne pouvait pas faire de mal de le feuilleter. J’avais tort.
“De l’emprise à l’abus narcissique.
(…) L’abus narcissique est la projection du parent sur l’enfant, dont les dons sont exploités non pour développer ses propres ressources mais pour combler les besoins de gratification du parent. (…) C’est un abus identitaire, la fillette étant mise à une place qui n’est pas la sienne et, corrélativement, dépossédée de sa propre identité par celle-là même qui a charge de l’aider à se construire. (…)
Le surinvestissement par la mère s’accompagne d’un déficit d’amour réel, que l’enfant transforme en défaut d’estime de soi, insatiable demande de reconnaissance et besoin d’amour inassouvi. L’enfant “doué” ne cesse de multiplier les prouesses pour mériter par ses dons un amour toujours insatisfaisant car jamais dirigé vers lui-même, pour lui-même. (…)
L’enfant prodige est clivé entre petitesse et grandeur, haine et amour de soi, intériorité de l’être et extériorisation par le faire, obscurité d’une souffrance secrète et lumière d’une gloire vainement offerte. Tel est en effet le destin de la fillette lorsque sa mère, oublieuse de sa propre identité de femme, l’a chargée de réaliser ses aspirations à sa place.” ²
C’est comme si le reste du monde s’était dérobé sous mes pieds. J’avais l’impression qu’on me regardait, que c’était une blague, que quelqu’un l’avait laissé là, le bouquin, juste pour se foutre de moi. “Ce besoin d’amour ne peut jamais être comblé parce que les marques de sollicitude ne s’adressent jamais réellement à l’enfant.”
“De là, quelque chose a craqué à l’intérieur de mon crâne. J’ai vu la vérité. J’étais dans l’œil du cyclone, très sereine tout à coup car tout m’est apparu comme une puissante révélation, avec une seule issue possible: la fuite ou la mort.”
L’errance des grands jours
Les moments déterminants de mon existence ont tous eu deux choses en commun: au moment de l’évènement, j’étais aphone et j’errais dans la ville comme un fantôme. Après la bibliothèque, tout est devenu flou. J’ai perdu la mémoire pendant environ une semaine. Je me suis réveillée à Londres un matin, et tout était fini, ou presque.
Plus tard, pour reconstituer la chronologie des évènements, je n’avais que quelques pages de journal confuses à relire. J’avais passé des jours, en somme, à marcher comme une folle d’un bout à l’autre de la ville. Le fait d’être aphone? Déterminant. C’était la manière pour mon corps de somatiser ce que j’avais compris intérieurement: ma voix n’a plus d’importance.
“[Maria, du film Bellissima] serait sans doute devenue une jeune fille brillante [s’il elle avait eu un don particulier] mais néanmoins, toujours avide de satisfactions narcissiques, alternant périodes d’excitation et de dépression, de suractivité et de passivité, toujours désireuse de plaire mais généralement peu aimée, probablement boulimique en même temps que soucieuse de sa ligne, affectivement immature autant que sexuellement très avertie.” ³
La roulette russe
Aujourd’hui encore, je reste stupéfaite de la manière dont les livres apparaissent dans ma vie. On dit que la Providence, c’est Dieu gouvernant sa création. Pour moi, c’est cette force mystérieuse qui semble toujours veiller, quelque part, à ce que je trouve ce dont j’ai le plus besoin, au moment où j’en ai le plus besoin. Je marche dans la rue, par exemple, en écoutant de la musique et là, tout seul sur un banc, il attend. Le livre qui m’a aidé à comprendre l’auto-sabotage. Une autre fois, on met l’ouvrage entre mes mains, sans hésiter, sans me laisser le choix, en réalité: il faut que tu lises ça. Et j’ai découvert le livre qui m’a permis de reprendre goût à la lecture.
Et ainsi de suite. Et il est vrai que ce peut-être une arme à double tranchant car, dans tous les cas, mêmes si on croit simplement lire pour le plaisir, les livres transforment, ils laissent leur marque. Et certains libèrent tant que les choses ne seront plus jamais les mêmes. L’écriture est une arme, cela va sans dire.
La fuite ou la mort
Pensez à Raiponce, qui n’a jamais touché au réel, même du bout des doigts. Faute de savoir de quoi il est fait, elle a imaginé un monde. Et dans ce monde-ci, tout les personnages de l’histoire lui veulent du mal. Et elle a raison, au fond, parce que sans voix, tout le monde est libre de mettre des mots dans sa bouche qu’elle n’a jamais voulu. Mais la question qui libère, ce n’est pas: qui est de mon côté, réellement? Et qui prétendait tout ce temps?
La question, depuis toujours, c’est:
Qui a le plus à gagner si Raiponce reste dans sa tour?
MARIA (à sa mère) : Tu sais ce qui m’aiderait en fait? Que tu m’aimes moins. —
¹ : Savage Daughter, Ekaterina Shelehova — Originellement composée par Karen Kahan / Wyndreth Berginsdottir.
² , ³ : “Quand des femmes se retrouvent (…), de quoi parlent-elles ? N'en déplaisent à ces messieurs, de leurs mères. C'est ce que soutiennent Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich dans leur ouvrage consacré à la relation mères-filles.” — C. Eliacheff, N. Heinich (2010). Mère-fille: une relation à trois. Albin Michel —
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