La séparation nécessaire
Et puis un matin, j’étais partie… —
“Comment se libérer du joug de la perversion?
1) LA SEPARATION NECESSAIRE:
L’envie de disparaître soi-même ou de voir disparaître l’autre est le signal ultime d’un appel au secours qu’il est vital d’entendre. Derrière ce désir (que “ça s’arrête”) il y a l’appel de la vie.” ¹
L’appel de la vie. — Genèse 19:17
J’avais cru voir un éclair. Il était 6h18, ou quelque chose comme ça. Il était 6h14, en fait, la dernière fois que j’avais regardé l’heure mais il fallait bien quatre minutes pour enfiler ses chaussures, déverrouiller la porte et foutre le camp.
L’horreur de l’acte, c’est que j’avais tout préparé à l’avance. Le sac à dos, les indispensables, le passeport. Quelques jours plus tard, on m’attendrait à l’aéroport. À ce moment-là, je n’avais vu que deux solutions possibles: la fuite ou la mort et j’avais choisi les deux. J’étais partie en la tuant elle, Eva, l’enfant qu’on connaissait tous. Et j’étais née, moi, sans nom encore, sans destination. Le même petit fantôme qui s’efforçait de faire croire à l’audience qu’il “était là”.
Dans la rue encore sombre, je pensais à Loth. Des bruits me firent sursauter. C’était le boulanger qui s’apprêtait à ouvrir. J’accélérai le pas. Ils dorment encore, tu penses? Mais à qui tu parles? Juste un instant, le ciel s’intensifia, bleu outremer. L’aube n’allait plus tarder.
J’avais choisi un banc au milieu de la plaine, juste en face des montagnes pour regarder le ciel. Il restait encore quelques étoiles. Ça me paraissait être un endroit intéressant pour commencer à vivre. Mais un SDF — je l’avais vu venir de loin — s’approchait en titubant et j’avais peur qu’il vienne me parler. Il s’approcha, s’approcha, parla mais tout seul et continua son chemin. Je relâchai ma respiration. J’en revins donc à mon aurore et à cette autre phrase de la Genèse:
“Le soleil se levait sur la Terre lorsque Loth entra dans Tsoar” ²
J’aurais pu ne pas les décevoir. C’est vrai. Ne pas leur briser le coeur. J’aurais pu pousser mon dernier souffle aussi, mais ça, ils ne le sauront jamais. Pour eux, je ne serai que l’enfant disparue désormais. Si j’avais choisi la mort, ils m’auraient pleuré. Mais comme j’ai choisi la vie, ils auront tout le temps de me haïr à loisir. Ce n’est pas grave. C’est important. Il faut prendre le temps de faire ces choses-là.
Mais ensuite, il faudra vous reconstruire… Moi, j’avais prévu de regarder l’aube se lever. Une raison de vivre, alors. Jusqu’à ce que je me pose à nouveau la question. Le bleu se muait, c’était un beau céruléen à présent, qui se chargeait d’or à vue d’oeil. J’attendais mon tour.
Au loin, une femme marchait rapidement. Je voyais sa silhouette se détacher sur la plaine. Elle rebroussa chemin et remonta l’avenue. Elle sortit de mon champ de vision et réapparut un moment plus tard, juste devant moi, agitée. Elle commença à vider son sac. Je la regardais, hébétée, comme si elle parlait une langue étrangère. Elle expliquait qu’elle était à la recherche de son fils. Qu’elle s’était réveillée vers 5h le matin même et qu’il n'était pas dans son lit. “15 ans. Les cheveux bruns, un T-shirt blanc, de cette taille à peu près... Je ne le punirai pas, tu sais. Je veux juste le retrouver.” Elle avait l’air pitoyable, j’aurais voulu l’aider.
Le problème de cette femme — et elle l’ignorait, bien sûr — c’est qu’elle me montrait ce que les mères ressentent lorsqu’elles ne trouvent pas leur progéniture dans leur lit, là où ils devraient être. Et ce n’était vraiment pas le moment. J’ai hoché la tête en murmurant: “Désolée”.
C’était une scène étrange, parce qu’il n’y avait pas cette ambiance de solitude absolue qui accompagne tous les grands moments d’un personnage faisant face à son destin. J’avais fait le saut de l’ange. Tout abandonné derrière moi. Famille, maison, confort, travail… Je n'avais nulle part où aller, et je m'y rendais avec une vieille paire de jeans et un passeport sur le point d'expirer. Pour moi, c’était l’aventure d’une vie. Pour le boulanger, la mère, le SDF, c’était un matin comme les autres.
Il n’y avait qu’une personne au monde qui pourrait comprendre le caractère exceptionnel de cette journée. Et la dernière chose que j’avais fait avec elle, c’était de ramasser du verre brisé. Cette idée m’obsède. —
¹ : C. Eliacheff, N. Heinich, Mère-fille: une relation à trois, (2010), Ed. Albin Michel.
² : Genèse, 19:23
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