29 Langthorne Street
Dylan, Londres. Un phœnix en recherche et trois poètes homonymes —
J’ai tant souhaité partir
Loin des sifflements du monde usé
Et du cri incessant des vieilles terreurs (…)
J’ai tant souhaité partir mais j’ai peur.
Une vie, encore neuve, pourrait exploser
Hors du vieux mensonge brûlant au sol
Et, crépitant dans l’air, me laisser à demi aveugle.” ¹
“JOURNAL N°4
En cas de perte, veuillez retourner à:
Dylan Thomas
29 Langthorne Street
SW6 6JT - LONDON”
“S’il est vrai que les yeux sont les miroirs de l’âme, alors je sais pourquoi j’ai toujours eu peur de soutenir leurs regards. L’idée qu’on puisse découvrir de quoi est fait mon moi intérieur me terrifie. Il y a de l’obscurité dans ma vie.”
Octobre 2018, après la fugue — Assise à l’aéroport, j’avais décidé que des Eva, il n’y en aurait plus. Toutes les versions de moi qui avaient existé avaient été volées, souillées ou corrompues. Alors je cherchais une nouvelle identité, à commencer par le nom. J’avais du temps devant moi et comme je n’existais plus, ça me paraissait le moment idéal. Plusieurs idées m’avaient traversées l’esprit, mais l’une d’elle me tint compagnie plus longtemps que les autres. Je repensais à ce gamin mal coiffé sur la scène d’un festival de folk. 1964, Newport. On le présenta comme tel: un fugueur qu’on avait ramené seize fois à la maison et qui en était parti dix-sept.
Carpe diem obscur
Il y avait quelque chose de suicidaire à la manière dont je vivais mes jours à 20 ans. Je prenais la voiture, mon unique échappatoire et je me perdais de vue pendant des heures. J’étais pressée, fuyante, courant vers une sorte d’agonie sans raison apparente. Je vivais un Carpe Diem douloureux alors il fallait faire vite. S’enfuir, tout vivre, peu dormir; voyager, non pas pour le plaisir: pour la destinée. Trouver quelque chose à faire, quelqu’un à imiter. À chaque virage, j’aurais pu faire un tonneau. Après les soirées arrosées, je m’étendais de tout mon long sur la route, en attendant qu’une voiture passe. Tout pleurer et enfin, le noir total.
En repensant à tout ça, j’avais donc décidé que le nom serait Dylan. Jouerais-tu un air pour moi, Mr. Tambourine Man? Je n’ai nulle part où aller ce soir et je n’ai pas sommeil, ² me dis-je. C’était un nom d’homme, mais pour un phœnix qui secouait encore la cendre de ses plumes, ça me paraissait parfait. Mais Dylan quoi, au juste? J’essayais des noms british. Dylan Thornton? Dylan Smith?
Dylan… Thomas. Oui, ça sonnait classe. Je m’imaginais la couverture d’un livre aux pages cornées avec ce nom dessus et il n’y aurait que moi qui saurait: Dylan Thomas, c’était moi. Je pris mon téléphone. On allait embarquer mais rapidement, je voulais voir: il y avait beaucoup de “Dylan Thomas” qui existaient déjà? Je regardai sur Google. D’un coup, j’étais livide.
Non seulement le nom était déjà pris mais en plus, c’était un écrivain, lui aussi. Un poète. Du pays de Galles. Et pas n’importe qui… Une pointure du XXème. Comment pouvais-je ne PAS savoir ça? J’étais déçue.
Plus tard, à Londres, alors que j’avais réussi à me faire une amie à laquelle j’avais pu confesser mon vrai nom, elle me dit: “Tu sais, ce n’est pas si fou. Il y a des tribus qui invitent leurs adolescents, lors des rituels de passage à l’âge adulte, à se choisir un nouveau nom. Pour marquer une nouvelle étape de leur vie. Les nonnes le font; les artistes, aussi. Pourquoi pas toi?” Le concept m’a intrigué.
Rites de passage
“L'expression « rites de passage » remonte à l'ouvrage d’Arnold Van Gennep qui, paru en 1909, porte ce titre. Dans le domaine de l’anthropologie elle a connu, jusqu'à nos jours, une fortune remarquable. (…)
Il a montré, en effet, que tous s'organisent selon une séquence constante en trois temps, qui distingue à l'intérieur d'un même rituel : une phase de séparation vis-à-vis du groupe ; une phase de mise en marge (ou « liminale ») ; une phase de réintégration ( ou « agrégation ») au sein du groupe, dans une nouvelle situation sociale.
En ce qui concerne les fonctions, il a montré que de tels rituels concouraient tous à marquer une transition d'un état social à un autre, transition qui ressemble à un passage physique (tel que le fait d'entrer dans un village ou de franchir le seuil d'une demeure) et qui instaure un temps et un espace de coupure destinés à souligner la différence entre l'état antérieur et l'état postérieur.
Cette coupure prend la forme d'une période de marge (…) au cours de laquelle les impétrants du rituel sont en situation marginale par rapport aux règles et obligations sociales « normales ».” ³
Je garderai le nom, alors, même s’il était accidentellement copié, car j’entrai sur le sol londonien jeune, ambitieuse et brisée — tout pour réussir, donc. Je voulais devenir modèle. Devenir quelqu’un, rentrer glorieuse. Je fis donc ce que toutes les modèles font à cet âge: je suis devenue serveuse — et par la suite, marmiton. Les trois années qui suivirent furent des années de formation.
Période de marge
Bien sûr, ce n’est pas suffisant de changer de nom. Tout comme la fuite, on peut dire, n’est pas une solution. Mais ça a été le pré-requis indispensable à tout ce qui passerait par la suite. Si j’étais restée dans ma bulle — je veux dire: mon pays, mon quartier, ma famille, en parlant ma langue et en ne connaissant rien d’autre que ça: ma famille, mon quartier et ma vie — les choses n’auraient fait qu’empirer. Le mal-être, les soirées, les actes désespérés. Qui sait jusqu’où je serai allée? Mais il y a eu le livre et enfin, tout a changé.
Londres, ça a été une bulle hors du temps, un hiatus de trois ans. Je peux dire sans exagérer que la cuisine m’a sauvée. Faire quelque chose de ses mains, gravir les échelons, apprendre un vrai métier, c’est gratifiant. Puis il a fallut prendre soin de ma santé mentale, et ça a été une toute autre histoire. Je laisse les détails d’un tel processus parce qu’on en parlera plus tard.
Aujourd’hui je suis redevenue Eva; l’autre n’existe plus. Et je garde Londres à jamais dans ma mémoire parce que c’est la ville où elle a pu exister, elle, et ça n’aurait pu être ailleurs. Au moins une fois, ici, je voulais lui rendre hommage. Dylan… La modèle, l’artiste, la chef, toutes ces personnes que je n’aurais jamais osé être si j’étais restée moi-même. Dylan… qui lisait des pièces de théâtre allongée sur un banc à Battersea park ; qui buvait de la camomille en se promenant à Richmond et passait 15 heures par jour, six jours par semaine à cuisiner des gnocchis fait maison. Dylan… qui s’est perdue en bicyclette sur les avenues bondées et qui s’est battue coûte que coûte pour qu’un peu fière, elle puisse rentrer.
J’ai fait de ces deux poètes homonymes des guides : le fugueur qui par ses mots, fait qu’on respire un peu mieux et le “fils de la vague” qui savait, lui, brûler un Carpe Diem par les deux bouts. L’obscurité est un chemin, disait ce dernier. La lumière est un lieu.
(…)
Mais l’obscurité est un long chemin.
Trois ans, j’ai navigué. J’ai existé, j’ai réussi. Maintenant, passons à la vraie raison pour laquelle je suis partie. —
¹ : Dylan Thomas (le vrai), J’ai tant souhaité partir (poème original: I have longed to move away). Pour en savoir plus sur lui: ce site lui est dédié.
² : Bob Dylan, Mr. Tambourine Man.
³ : Nicole Sindzingre, Rites de passage, 2025 — L’article ici.
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